Note de lecture (13) - Michel Serres
Michel Serres, Petite Poucette – Le Pommier éd., 2012, 82 p., 9,50 €
Quelle belle santé, quelle belle vigueur d’esprit l’auteur nous donne-t-il en partage avec cet écrit clair, court et tonique, fort bienvenu en ces temps de morosité et de peur généralisée.
Un livre utile, roboratif, chaleureux, ouvert à la compréhension de ce qui se joue actuellement et nous échappe en majeure partie. Tout à l’opposé de la position des maîtres à penser ronchons de la radiovision.
En trois temps (Petite Poucette en personne, l’Ecole, la Société) Michel Serres pose un regard aiguisé sur le bouleversement radical auquel nous sommes confrontés depuis environ quarante ans. Il précise avec une tranquille lucidité, parfois avec gourmandise, comment désormais tout est à réinventer : le vivre ensemble, les institutions et le mode d’existence à notre condition humaine.
Petite Poucette (son nom tient à la dextérité avec laquelle elle pianote sur son téléphone mobile, ainsi qu’au fait que les jeunes femmes sont peut-être plus déterminées que leurs homologues masculins) représente la génération citadine récemment éclose, qui n’habite plus la même terre et n’a plus le même rapport au monde que ses aînées. Tout a changé : le rapport au corps et les comportements induits (la souffrance physique est désormais minorée grâce aux avancées de la science, l’espérance de vie va croissant) ; la généalogie et l’histoire personnelle (contrôle des naissances et familles recomposées pulvérisent les cadres de référence traditionnels) ; le multiculturalisme et le métissage imposent l’hétérogène comme règle commune.
« N’habitant plus le même temps, ils vivent une tout autre histoire. »
Depuis les années 1970 un nouvel humain est apparu, il écrit et parle autrement, sa langue est en constante mutation.
Alors que nous vivions d’appartenances (culturelles, géographiques, politico-sociales) les liens collectifs ont presque tous disparus, de nouveaux liens sont à inventer.
Nous sommes confrontés à l’une des plus profondes mutations de l’histoire de l’humanité. Un saut comparable à ce que fut le passage de l’oral à l’écrit dans l’Antiquité (il fallait tout garder en mémoire, d’où la nécessité de têtes bien pleines), puis de celui-ci à l’imprimé à la Renaissance (ce qui permit de conserver dans des bibliothèques les livres de référence, d’où la préférence accordée par Montaigne aux têtes bien faites).
Le passage de l’imprimé aux nouvelles technologies entraine une véritable métamorphose de l’espèce dont certaines capacités intellectuelles, la mémoire en particulier, s’externalisent dans l’ordinateur. De nouvelles connections neuronales vont surgir.
La notion de Savoir ainsi que les conditions de sa transmission en sont si profondément chamboulées que nos institutions les plus traditionnelles, Ecole, Institutions politiques, si elles luisent encore ne le font plus que comme des astres morts.
« Les nouvelles technologies obligent à sortir du format spatial impliqué par le livre et la page », elles brisent la relation entre une forme unique imposée et des usagers obligés de s’y soumettre.
Notons au passage que ce format est reproduit par la salle de cours (la chaire professorale face aux rangées d’élèves), ainsi que par les impératifs de l’architecture et de l’urbanisme géométriques (passages et usages obligés), comme aussi bien les habitacles des transports en commun, qui font que les passagers sont dépendants d’un pilote).
Avec le développement des modalités techniques actuelles apparaît une « autonomie nouvelle des entendements », liée à des comportements refusant la contrainte, d’où un brouhaha permanent au sein duquel chacun cherche à se libérer de la soumission imposée par les souverains détenteurs de la connaissance.
Le savoir magistral à l’ancienne n’a plus lieu d’être puisqu’il est désormais disponible sur la Toile où Petite Poucette peut conduire à son aise sa recherche de connaissances. Le chaos assez primitif des comportements scolaires et universitaires implique sans doute la fin de l’obéissance aux « porte-voix » de la culture, donc à celle des experts décideurs que sont notamment les politiques.
La pédagogie est complètement à revoir.
Avons-nous toujours autant besoin d’en passer par les concepts ? La hiérarchie entre théorie et pratique, entre sciences dures et molles, la séparation en domaines étanches les uns aux autres, sont confrontées aux modalités du possible et au développement des singularités.
Au plan de la société, nous assistons à un renversement exigeant réciprocité entre puissants et sujets dépendants.
L’ennui si répandu au travail résulte d’un « vol de l’intérêt » par des décideurs loin du terrain, si bien que Petite Poucette cherche à imaginer une société qui ne soit plus structurée que par le seul travail. A cela pas encore de réponse.
La réflexion se poursuit autour de l’émergence de nouvelles compétences, de la multiplicité des expressions et de l’apparition du pouvoir hallucinogène des masses de données disponibles.
Ce qui apparait comme une redoutable fatalité aux yeux de certains, ce qui engendre donc au minimum beaucoup de pessimisme, excite la curiosité et l’intérêt de Michel Serres. Loin de les dénigrer ou de s’opposer à eux, il s’efforce de comprendre les mutants qui sont d’ores et déjà parmi nous.