Tartuffe 2020
Depuis peu les choses publiques perdent à vive allure de leurs apparences. Elles se révèlent de plus en plus dans la cruelle nudité de ce qu’elles sont : des arnaques, des falsifications, mystifications, duperies, voire tout bonnement charlatanisme. Autrement dit, mensonges sous toutes les formes. « Plus le mensonge est gros, mieux il passe » (Joseph Goebbels).
Tartuffe, personnage hypocrite, pervers, cynique, est aux commandes. Le Tartuffe ou l’Imposteur titre Molière.
Entouré d’une escouade de larbins choisis à raison de leur médiocrité, il méprise ouvertement qui lui résiste, aussi bien que ceux placés à son service y compris les dévots ralliés à sa cause. Son hypocrisie tient essentiellement au fossé séparant ce qu’il affirme de ce qu’il agit.
- Laurent, serrez ma haire avec ma discipline …
- Cachez ce sein que je ne saurais voir …
(Tartuffe, Molière, III, 2)
Cette manière de faire et d’être déteint sur les affidés, et sans doute même sur une large fraction de la société pour laquelle individualisme et réussite personnelle deviennent les marqueurs essentiels (à Paris, durant les récentes grèves, la trottinette a eu raison de l’auto-stop et du co-voiturage m’a-t-on récemment rapporté ; la nouveauté tiendrait à l’absence de solidarité entre motorisés et piétons obligés).
Si j’en crois des propos captés çà et là chez des personnes habituellement à l’écart du discours politique, les regards commenceraient à se dessiller. Il faut dire que la somme des énormités auxquelles nous sommes confrontés devient telle qu’à moins d’être profondément naïf, outrageusement partial, aveugle de naissance, ou parfaitement absent, ignorer la réalité relève de l’exploit.
Une parole critique commencerait à faiblement circuler.
Une partie de la presse asservie laisse poindre des interrogations. Le Conseil d‘Etat – plus haute instance administrative du pays -- publie des réserves majeures sur la légèreté avec laquelle est conduite l’édification d’une loi fondamentale engageant les décennies à venir (lacunes, contradictions, approximations), les échos se diffusent largement ; une insurrection des assujettis contamine les cérémonies officielles (avocats, membres de la police scientifique, médecins hospitaliers, spécialistes du mobilier national, animateurs de Radio-France, enseignants, danseurs et musiciens de l’Opéra de Paris).
Comment ne pas saisir ces manifestations à la fois comme témoignages de la vigueur latente de la société, et aussi comme une éventuelle ratification de mouvements collectifs de longue durée ou répétitifs (gilets jaunes, grèves à la RATP, à la SNCF, blocages spectaculaires ponctuels de sites sensibles…) ?
Parmi les innombrables duperies, ne considérons que les plus récentes, trop souvent improvisations maladroites dignes d’amateurs fébriles :
- le « grand débat », mise en scène d’une illusion destinée à faire diversion face à l’imprévu difficilement maîtrisable de l’irruption des « gilets jaunes » ;
- la « convention citoyenne sur le climat », qui, après la visite présidentielle courant janvier, risque fort de se révéler comme un simple gadget pseudo démocratique ;
- la prétendue concertation entre le premier ministre et les syndicats opposés au projet de remise en question des systèmes de retraite, dominée par des fins de non-recevoir à répétition (« la grève à la RATP et à la SNCF est sans issue, elle n’a que trop duré » E. Philipe, 15/01/2020) ;
- les simulations truquées à ce sujet, astuces minables aisément détectées et décriées par les observateurs compétents ;
- la poudre aux yeux dispensée par le ministre de l’Intérieur à propos de l’interdiction d’emploi par la police d’un stock de grenades en voie d’épuisement, décision symbolique mais fallacieuse car les remplaçantes sont quasiment de même nature, au dire des spécialistes.
Dans tous les cas il ne s’agit que d’opérations de communication, c’est à dire de propagande, donc d’intoxication, soigneusement relayées par une presse bien peu exigeante, assez largement mutique. Com’ et clinquant des apparences sont devenues les deux mamelles de l’art de gouverner.
La vie démocratique est de plus en plus souffreteuse, son affaiblissement est hélas dramatiquement certain. Ce que nie avec une superbe assurance le président, dans une déclaration faite à la presse à son retour d’Israël (24 janvier 2020).
Il s’indigne contre « l‘idée que nous ne serions plus dans une démocratie, qu’une forme de dictature se serait installée … ». « Une dictature, c’est un régime où une personne ou un clan décident des lois … il y a en démocratie un principe fondamental : le respect de l’autre, l’interdiction de la violence, la haine à combattre … Nous sommes une démocratie. (…) Une démocratie (...) c’est un système politique où l’on choisit des représentants qui auront à voter librement les lois qui régissent la société. Cela a beaucoup d’exigence, cela veut dire que la liberté du peuple et sa souveraineté sont reconnues. Mais cela a une contrepartie, c’est que dans une démocratie on a un devoir de respect à l’égard de ceux qui représentent et votent cette loi parce que précisément on a le pouvoir de les révoquer. On a l’interdiction de la haine, parce qu’on a le pouvoir de les changer ! »
Bravo ! Voici qui est bel et bon. Reprenons tranquillement ces propos mystificateurs.
« Une dictature, c’est un régime où une personne ou un clan décident des lois » : Tiens, tiens, une majorité absolue à la botte de son maître, qui décide de l’opportunité des lois à édicter, gouverner par ordonnances pour court-circuiter le parlement, ignorer ou mépriser les corps constitués, qu’ont-ils à voir avec la définition initiale ? Magique beauté du langage.
«… il y a en démocratie un principe fondamental : le respect de l’autre, l’interdiction de la violence, la haine à combattre » : Contrôles au faciès, accueil (sic) des immigrés, brutalités policières aveugles, violence de décisions unilatérales, violence de l’aliénation économique des plus pauvres, absence de dialogue social, concentration des pouvoirs, broutilles, broutilles !
« Ah, qu’en termes galants ces choses-là sont mises » (Molière, encore, Le Misanthrope, I, 2)
« …un système politique où l’on choisit des représentants qui auront à voter librement les lois qui régissent la société. Cela a beaucoup d’exigence, cela veut dire que la liberté du peuple et sa souveraineté sont reconnues. » : Élire des représentants désignés par des institutions, c’est s’en remettre à des maîtres que l’on n’a pas choisis. C’est également abandonner tout moyen de résister à une trahison entre deux élections (2005, Non au référendum sur le traité constitutionnel européen, 2008 le Parlement transforme le résultat en un acquiescement). Quelle est vraiment la liberté de vote de godillots aux ordres d’un pouvoir auquel ils doivent leur existence ? Le mensonge permanent devient la règle. Lorsque le peuple prend conscience de sa dépossession et conteste, où est sa souveraineté face à la violence de la répression armée de la police transformant les manifestations en guérilla urbaine ?
« … dans une démocratie on a un devoir de respect à l’égard de ceux qui représentent et votent cette loi parce que précisément on a le pouvoir de les révoquer. On a l’interdiction de la haine, parce qu’on a le pouvoir de les changer ! » : Le système électif transforme des citoyens responsables en électeurs impuissants politiques, où le respect qui leur est dû se situe-t-il ? Impossible de révoquer les élus avant la fin de leur mandat, ils ne manquent jamais d’affirmer qu’ils sont fidèles à leur contrat de départ, oublieux des conditions de leur élection (élection par défaut notamment). Il n’est pas de limite à leur arrogance. Le contrôle des gouvernés sur les gouvernants est un leurre. Dans ces conditions, parler de démocratie n’est que mascarade.
La démocratie est un mode de régulation des conflits et d’entretien permanent des libertés publiques nous rappelle Edgar Morin dans un dialogue avec Boris Cyrulnik. Ce que nous connaissons aujourd’hui est au contraire un mode très inquiétant d’exaspération des conflits.
Pour faire bonne mesure, ajoutons quelques citations disant l’estime accordée par son président aux citoyens de notre République gravement lézardée.
- Si j’étais chômeur, je n’attendrai pas tout de l’autre, j’essaierai de me battre d’abord.
- … la meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler.
- Chaque candidat qui sera investi signera, avec moi, le contrat avec la Nation. Il s’engage à voter à mes côtés les grands projets, à soutenir notre projet. … Pas de frondeurs.
- Il y a des tas de métiers, il faut y aller ! Honnêtement, hôtels, cafés, restaurants, je traverse la rue, je vous en trouve. Ils veulent simplement des gens qui sont prêts à travailler, avec les contraintes du métier.
- Une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien …
- La politique sociale, regardez : on met un pognon de dingue dans des minimas sociaux, les gens sont quand même pauvre.
Certes, la France n’est pas (encore) une dictature au sens strict, mais la pratique actuelle du pouvoir est gravement autoritaire et clanique, dérive rendue possible par des institutions à bout de souffle. Avoir à se défendre de mener sournoisement à une dictature de fait est un très mauvais indice de santé de notre démocratie et de ses garants. Considérer les opposants contestataires comme des adversaires séditieux à soumettre n’augure rien de bon.
Les contre-vérités accumulées ne peuvent rien changer au constat.
Appeler, comme il l’a fait le 13 octobre 2019 à Paris dans la cour de la préfecture de police, à une « société de vigilance (pour) repérer à l’école, au travail, dans les lieux de culte (les) petits gestes qui signalent un éloignement avec les lois de la République », ne peut que mettre en péril l’unité de la nation et entretenir la suspicion à l’égard de certains citoyens. L’incitation à la délation entre à l’évidence dans le cadre des propos démocratiques.
Mener une politique pour des intérêts exclusivement financiers ne peut que déboucher sur une crise gravissime grosse d’affrontements terribles. Parviendra-t-on à éviter cela ?
Le climat international n’est pas si différent. L’ombre s’étend, les bulletins météo incitent à la plus grande circonspection.
Que font les caciques des diverses oppositions, tout occupés à leurs chicaneries égotistes et poussiéreuses ? Eux non plus ne méritent aucune complaisance. Eux aussi comptent nombre de Tartuffe dans leurs rangs.
Nous vivons une époque passionnante.
Douce France
Cher pays de mon enfance
Bercée de tendre insouciance …
(Charles Trenet, 1943)
P.S. : Dernière indécence provocatrice, Tartuffe ose poser à Angoulême au Festival de la BD, en tenant un T-shirt dénonçant les éborgnages de manifestants. Cette répugnante moquerie aux victimes de sa milice répressive suscitera-t-elle les réactions qu'elle mérite ?