Rencontre inattendue, complément
Un lecteur confondant apparemment la philosophe Simone Weil (1909-1943) et la femme politique Simone Veil (1927-2017), m’interpelle avec véhémence à propos de ma dernière Epistole où j’ai eu l’audace « de juxtaposer Simone Veil avec ce vieux salaud stalinien de Badiou ! »[1]
Outre le fait que je ne puis que me réjouir de susciter une marque d’attention fut-elle réprobatrice, force m’est de noter que l’injure réflexive est bien proche des « vipères lubriques » chères aux staliniens pure laine face à leurs détracteurs de l’époque de la guerre froide. Elle ne prouve rien, sinon le refus du questionnement, l’absence de réflexion, le primat de l’émotionnel.
A partir de là, à chaud, aucune discussion immédiate n’est possible, le risque de polémique, donc la stérilité, oblige au silence. Avec l’espoir que le moment d’un échange apaisé, argumenté, viendra bientôt.
Reprenons.
1940, la débâcle, Simone Weil et sa famille se réfugient aux Etats-Unis. (Simone Veil, alors Simone Jacob, a 13 ans, elle vit à Nice.)
1941, soucieuse de vivre au plus près des événements, Simone Weil arrive à Londres, où elle mourra d’épuisement deux ans plus tard. Elle écrit sa Note sur la suppression générale des partis politiques. Près de quatre-vingts ans ont passé, les temps ont changé, les périls sont différents, bien que sous une autre forme l’angoisse de l’avenir immédiat demeure. L’acuité et la pertinence de la Note n’ont rien perdu. La coïncidence avec notre Bel Aujourd’hui confond. La rapprocher de réflexions actuelles ne me paraît en rien iconoclaste, ni incongru. Un texte est d’autant plus important et vigoureux qu’il peut se frotter sans souffrance à quelque autre, plus récent.
Cette Note permet entre autres d’apprécier combien au fil du temps rien n’a changé, combien malgré la prétention des discours le système politique demeure le même, combien les « réformes » censées permettre des progrès ne sont que poudre aux yeux, combien même la régression est inscrite dans tous les actes de la vie publique. Combien s’attaquer aux apparences, repeindre les façades, bousculer les rituels, garantit la pérennité d’un système et la survie d’un personnel identiques depuis des siècles. Ceci en fonction de l’adage que « les fesses se mettent toujours à la forme du fauteuil », et que celui-ci, les ornements et les dorures des palais et bureaux ministériels en attestent, est le même depuis l’Ancien Régime. Versailles est toujours le lieu où le Pouvoir aime se faire valoir, et nous numérotons nos Républiques comme nos ancêtres numérotaient leurs Rois.
Simone Weil, philosophe mystique, profondément habitée par une exigence et une rigueur morales peu communes, témoigne haut et fort de ces évidences difficiles à reconnaitre, qui l’ont rongée jusqu’à un décès prématuré. La célébration iconique de sa mémoire ira jusqu’à une quasi béatification la rendant presque intouchable.
Alors, la faire voisiner avec Alain Badiou ? Insupportable attitude iconoclaste pour certains. Cet homme de culture, philosophe, dramaturge, romancier, essayiste, critique, enseignant auteur d’une œuvre abondante, a passé le plus clair de sa vie à militer à la gauche de la gauche, veuf déçu de l’utopie communiste. Son parcours suffirait-il à le qualifier de vieux salaud stalinien et à ignorer avec désinvolture ses contributions à une réflexion commune ?
Opiniâtre, il creuse sans cesse son sillon à la recherche d’un idéal susceptible de rassembler et de mobiliser le plus grand nombre. Cela au risque d'apparaître désuet, passéiste, dénué de fulgurance, bref ringard et radoteur.
Raisons sans doute parfois suffisantes pour se tenir à quelque distance de ses conclusions. Il n’en reste pas moins que ses analyses claires et rigoureuses fournissent d’excellentes occasions de réflexion sur le monde dans lequel nous évoluons. En outre, ses conclusions deviennent peu à peu moins péremptoires, plus sensibles à la nuance. Il sait que « le grand soir » n’est pas pour demain, et même qu’il n’est sans doute pas souhaitable, compte tenu des enseignements du 20e siècle.
Par-delà l’exploration des faits marquants de l’actualité, son acharnement à saisir pour mieux les comprendre les symptômes dont ils sont le signal relève de l’hygiène mentale la plus élémentaire, indispensable à quiconque s’efforce de se garder de l’instrumentalisation de l’humain par les forces terrifiantes du néo-fascisme démocratique en train de liquider le vivant sur la planète. L’essai intitulé Trump va parfaitement dans ce sens.
Badiou n’est ni un gourou, ni un prophète, il est une occasion de rester debout et de se prendre en charge, en relation avec tous ceux qui ne veulent pas se laisser passivement abattre.
[1] Rencontre inattendue – Blogue du 27/02/2020