Sans la Liberté...
Je ne suis point à la mode,
je pense que sans la liberté
il n’y a rien dans le monde.
Chateaubriand
François Sureau, ancien haut fonctionnaire devenu avocat, écrivain lauré, se place notamment sous le patronage de Chateaubriand, Tocqueville et Bernanos dans l’essai qu’il a récemment consacré à la célébration de la Liberté (Sans la Liberté, Tracts, Gallimard, 56 p., N°8, 3,90 €, septembre 2019). Wikipédia le répute assez proche d’un Macron prétendu pourfendeur des ankyloses. Bien qu’il n’ait rien d‘un opposant farouche, encore moins d’un extrémiste « dangereux », son verbe sans complaisance retentit haut et fort. Passée la première surprise contextuelle, voici qui permettrait un crédit et une lueur d’espoir quant aux prises de conscience et aux évolutions individuelles tant attendues. Il est à coup sûr de ceux qui préfèrent le risque de l’exercice de la liberté publique aux compromissions et à la soumission au monde ainsi qu’il va. Son texte vient de me tomber fort opportunément sous la patte. Allons y jeter un coup d’œil, après une lecture particulière tout à fait opportune dans le moment actuel.
Plus grand monde ne semble s’étonner de ce que le soin de redessiner et d’adapter les règles de vie communes fixées par la Constitution soit exclusivement confié à de méchants roquets. Les gouvernements quels qu’ils soient sont naturellement plus soucieux d’efficacité que de liberté. S’indigner de cet état de fait apparait de plus en plus vain, dérisoire même. Il n’est que de consulter le Journal Officiel quotidien pour constater l’effritement constant de l’édifice légal des libertés. On peut aussi en lire le témoignage dans l’accroissement de l’équipement guerrier des forces de l’ordre mobilisées pour faire face à des manifestations désarmées, avec pour conséquence un épanouissement conjugué du corps préfectoral et de la gendarmerie, et aussi la banalisation des blessures mutilantes. Les acteurs principaux de la démocratie représentative démissionnent de leurs responsabilités à peu près dans le même temps.
Citoyens, nous sommes responsables de ce qui nous arrive, laissant un très petit nombre corrompre la Société. Un changement mortifère de l’état d’esprit général est sournoisement à l’œuvre depuis quelques décennies. Les principes des Droits de l’Homme sont minés, les gouvernants s’impatientent de la liberté encore existante, et les citoyens, qui se pensent de plus en plus simplement comme des individus isolés réclamant des droits personnels, semblent y consentir. Or, nous dit l’auteur se référant à Bernanos, la liberté des autres nous est tout aussi nécessaire que la nôtre. « Les gouvernements n’ont pas changé, c’est le citoyen qui a disparu. » Le moindre attentat nous met à la merci de lois condamnant a priori tout déviant marginal présumé coupable potentiel, la manie est fâcheuse de légiférer à chaque incident. « Tout se passe comme si, depuis vingt ans, des gouvernements incapables de doter, de commander, d’organiser leurs polices, ne trouvaient d’autre issue que celle consistant à restreindre dramatiquement les libertés pour conserver les faveurs d’un public et s’assurer de leur vote, dans une surprenante course à l’échalote qui nous éloigne chaque année un peu plus des mœurs d’une véritable démocratie. (…) La liberté est mise en péril autant que l’efficacité. (…) Les libertés ne sont plus un droit, mais une concession du pouvoir.» Or, « La liberté est l’apanage d’un citoyen soucieux d’une cité meilleure et non pas celui d’un individu soucieux de sa jouissance personnelle. »
La contradiction et le débat aiguillonnent l’édification d’une cité meilleure, ce qui implique le refus de tout arrangement compromettant.
Au fil du temps nous assistons à une perte de confiance dans les capacités du citoyen libre. (Cette remarque a trouvé son acmé avec l’infantilisation méprisante et les propos contradictoires consécutifs à la période du confinement.)
Nous observons que les gouvernements sont tous impuissants face aux dérèglements de l’environnement comme à ceux de la mondialisation, qui développent théories du complot et dispositifs répressifs. Deux voies sans issue. Ce faisant, le citoyen est peu à peu transformé en simple sujet du pouvoir par les modifications incessantes du Code pénal et le recul de l’autorité judiciaire. Régression absolue. Le gouvernement a peur de l’émeute, le public a peur de la délinquance. L’entretien de la peur, réducteur efficace de la liberté politique, a pleinement joué ces temps-ci.
N’oublions pas que la République, au-delà du mythe, c’est aussi le bagne, la torture en Algérie, la peine de mort (jusqu’en 1981), un régime dur aux minorités et aux esprits libres. « La liberté ne nous est aucunement naturelle. » Réclamant des droits fragmentaires qui nous placent en situation de demandeurs face à l’Etat, nous entretenons un paternalisme étatique où la liberté d’autrui ne nous concerne plus guère. La Fraternité, qui ne peut être que politique, a totalement disparu.
Tous les gouvernements sont portés à la tyrannie, et les individus devenus libres sont isolés et solitaires. Atomisation dramatique de la société.
Une fois établie dans les institutions essentielles, la liberté disparait en tant que projet. Michel Serres remarque que « l’individu est libre, mais seul. » La conjonction est certaine entre la tendance tyrannique de tout gouvernement et l’individualisme solitaire. Lorsque l’idéal des libertés est remplacé par le seul culte des droits, sans aucun projet global porteur, surviennent les lois répressives.
Le système des droits a été établi à l’origine pour qu’il n’y ait pas à choisir entre sécurité et liberté. Il s’agissait alors d’éviter le risque de basculer dans un fonctionnement entièrement sécuritaire. Aujourd’hui, l’Etat s’en remet à la police agissant aux ordres des Préfets…
Depuis le temps de la guerre d’Algérie des textes facilitant l’action de la police s’enchainent. C’est totalement inefficace, l’état d’urgence est une faillite. Ces atteintes portées au droit ont été perpétrées par des gouvernements plutôt centristes. « La gauche a abandonné la liberté comme projet. La droite a abandonné la liberté comme tradition. » La gauche demande des droits sociétaux, la droite réclame des devoirs. Vogue la galère !
La préférence ancienne pour l’ordre social justifie la perte d’intérêt actuelle pour les libertés individuelles. Nous avons historiquement enchainé Terreur, Empire, République de l’ordre moral, Vichy, et le Parlement n’est plus depuis longtemps le défenseur des libertés ni le rempart de la démocratie. Continuer à le prétendre relève de la très mauvaise plaisanterie.
Pourrait-on s’en sortir par une réaffirmation des Droits de l’Homme ? Sans doute pas. Il faudrait que l’appareil étatique y soit contraint par une très puissante exigence morale. Or, la norme morale est devenue relative et le corps social réclame de l’Etat un encadrement tout en contestant son autorité. La barre est fixée très haut. Sera-t-elle un jour accessible ?
Ne pas laisser préfets, évêques, imams ou mollahs, gouvernants, nous dire quoi lire et penser, devrait, espérons-le, nous garder d’un pétainisme rampant récurrent. Il y a urgence alors que la séparation des pouvoirs est constamment violée au mépris des droits du citoyen. L’impuissance d’autorités dégradées, des personnalités faibles, le recours à un langage abâtardi, l’envahissement bureaucratique, imposent de repenser d’urgence les droits constitutionnels dans un univers mondialisé. Il s’agit certainement de bien plus que du passage d’une République à une suivante autrement numérotée. Il faudrait un changement de paradigme assorti d’un puissant réveil et d’une très forte pression civique. Un véritable bouleversement permettant d’accéder réellement à la liberté d’une démocratie à découvrir ou à réapprendre.
Simone Weill : « … la liberté n’est précieuse qu’aux yeux de ceux qui la possèdent effectivement. »
La liberté est avant tout un état d’esprit et une manière d‘être. Il y a ceux qui préfèrent la liberté, quoi qu’il en coûte, et ceux qui préfèrent le confort apparent immédiat de arrangements et de la soumission à l’ordre existant. Où en sommes-nous ?
L’auteur conclut par un refus clair et fort bien venu de l’ordre social tel qu’il nous est promis : « dictature de l’opinion commune indéfiniment portée par les puissances nouvelles de ce temps, et trouvant un renfort inattendu dans le désir des agents d’un Etat discrédité de se rendre à nouveau utiles au service d’une cause cette fois enfin communément partagée – celle de la servitude volontaire. »
P.S. 07/06/2020 : un lecteur me fait remarquer une autre réduction des libertés : le mensonge d'Etat. Ne pas laisser au citoyen la possibilité de comprendre, de se faire une idée, de savoir, n'est-ce-pas la meilleure façon d'embuer l'esprit ? Le mensonge est devenu un jeu politique du pouvoir qui décide ce que le peuple a le droit de savoir. La crise sanitaire est un bel exemple de saupoudrage de mensonges et de quelques vérités qui a provoqué une paranoïa générale génératrice de paralysie de l'esprit. Quand on sait que la bêtise est l'inverse de la liberté et donc le confort du pouvoir... J'abonde sans barguigner.