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Epistoles-improbables - Blogue-notes de Jean Klépal

Une lecture roborative

27 Septembre 2020 , Rédigé par Blogue-note de Jean Klépal Publié dans #Babara Stiegler, Walter Lippmann, Gilets jaunes, Réforme ds retraites, Grève

 

Un très estimable travail de réflexion sur la période actuelle, fondé sur une expérience pratique, hors de l’anecdote et de la polémique : Barbara Stiegler – Du cap aux grèves – Verdier éd. , 135 p., août 2020, 7 €. (Verdier est un éditeur dont la pertinence des choix est rarement contestable.) Ce titre s’inscrit dans une collection petit format inaugurée en 2015.

Barbara Stiegler enseigne la philosophie à l’Université Bordeaux-Montaigne. Initialement installée dans sa recherche, loin de l’agitation du monde, elle nous livre le récit de son basculement dans l’action socio-politique. Cela s‘est produit à l’occasion des réactions publiques accompagnant le projet de réforme des retraites, ainsi qu’avec l’irruption de la lutte des gilets jaunes à l’automne de 2018.

Articulé selon la chronologie 2018-2020, ce livre aborde trois sujets cruciaux : néolibéralisme ;  retraite ; grève.

Même si elles donnent lieu à quelques incises, les lignes qui suivent sont directement inspirées du texte, qu’elles serrent parfois au plus près.

 

Néolibéralisme

Le nouveau libéralisme, baptisé par lui-même néolibéralisme, a émergé dans les années 1930 suite à la crise de 1929. Walter Lippmann en fut l’un de chantres.

Il ne s’agit plus de « laisser faire » comme dans le libéralisme classique, mais d’imposer à la société le cap qu’elle doit prendre. C’est à dire la contraindre à  s’adapter progressivement à la division mondialisée du travail. Les Etats deviennent alors architectes et arbitres du nouveau marché à construire. Version qui séduira les sociaux-démocrates du monde entier, et constituera le faux-pas fatal des partis socialistes, auteurs d’un redoutable contre-sens au nom de la primauté de l’Etat.

Le cœur de la duperie néolibéraliste réside dans sa prétendue volonté d’imposer à toutes les sociétés une compétition juste, censée inclure tous les individus, y compris les plus modestes et les plus vulnérables. Or il est bien clair qu’il n’en est rien ; les gilets jaunes dénoncent à juste titre l’existence d’une minorité de gagnants face à une masse énorme de perdants, la transformation de l’Etat en organisateur des inégalités et des injustices, ainsi que de la suppression de la délibération démocratique. Notons au passage que l’autoritarisme et le chantage fondamental du chef actuel sont à la mesure d’un siècle entier de construction théorique affirmant que l’une des conditions de l’évolution réside dans la capacité impérative à s’adapter à l’environnement globalisé. Dès lors, la fin de l’histoire étant tracée, les peuples n’ont pas plus à en décider qu’à en débattre. Ainsi se dessine une nouvelle forme de « démocratie », celle du consentement collectif (ce qui peut induire la nécessité de rééduquer l’espèce humaine, ou de la mâter). La brutalité de ce raisonnement entraîne une inadaptation immédiate de l’espèce humaine à l’environnement profilé. Pour pallier cet inconvénient, un nouveau conditionnement est requis (celui de la flexibilité et du goût de la mobilité), tandis que les exigences du capitalisme mondialisé imposent la mise en œuvre de profondes réformes (dont celle des retraites).

Bien sûr, cela ne va pas sans incohérences (mondialisation des échanges source de destruction des écosystèmes ; mobilité entraînant le réchauffement climatique…) et réponses improvisées allant toujours dans le sens répressif. Les injonctions contradictoires permanentes fruits de cet état de fait pointent l’incompétence des gouvernants et mettent de l’huile sur le feu.

Le nouveau libéralisme transforme nécessairement la démocratie élective en un régime autoritaire au sein duquel la critique et la confrontation des idées n’ont aucune place. Aux apparences de la démocratie se substitue un pouvoir archaïque. Le berger gardien du troupeau se met à l’effrayer, au lieu de l'orienter.

Les gilets jaunes ont poussé le pouvoir en place à basculer dans la violence armée et par-là à entamer sa disqualification en France comme à l’étranger (rappels à l’ordre de la Commission des Droit de l’Homme de l’ONU). Ils ont aussi contribué à révéler la nécessité de s’adapter à des environnements locaux très différents, ainsi que l’intérêt de l’expérimentation de processus de coéducation susceptibles de déboucher sur l’invention de nouvelles formes de démocratie. En un mot, leurs actions requalifient le collectif local au détriment du centralisme.

 

Retraite

D’un point de vue généralement admis jusqu’à présent, la retraite est le temps de l’otium antique, celui de l’expérience d’un autre moment et d’autres rythmes que ceux du travail,  pour faire place à l’étude, à la formation ou au soin d’autrui. Pouvoir se retirer de la compétition mondiale et se protéger de la précarisation induite est un vœu largement partagé. Tout ceci est bien entendu contraire au néolibéralisme pour lequel n’existe que la cadence de l’accélération et de l’optimisation des rendements.

La retraite n’apparait par conséquent que comme un archaïsme, une forme de vie inadaptée faisant perdre à la société un temps précieux, essentiel, dans la compétition mondiale. Il s’agit d’une déviance entretenue par des surnuméraires devenus charges inutiles. Santé et éducation sont devenues un capital à optimiser. La médecine s’est déjà grandement industrialisée, l’enseignement va bientôt emboiter le pas.

Dès lors l’élimination de toute forme de retraite est une priorité absolue. Elle doit toutefois intervenir en douceur en essayant de fabriquer le consentement des populations pour éviter un conflit d’envergure. D’où un discours officiel sur la justice, l’équité, l’égalité des statuts et l’impossibilité de toute alternative, tentative de promptement noyer le poisson. D’où également la pression exercée au nom d’une urgence salvatrice.

Parmi les systèmes évoqués, la retraite par points tient du jeu vidéo : à chacun de gagner des points de vie ou de survie, qui se dévalueront évidemment au cours du temps. Tandis qu’avec la retraite par capitalisation, chaque rentier deviendra un acteur compétitif s’investissant comme il convient  sur le marché.

L’incompatibilité est totale entre le projet politique du néolibéralisme et le concept même de retraites individuelles.

En effet, l’idéal serait un monde où chacun désirerait pouvoir travailler jusqu’à la mort. « Rêvons d’un monde où les travailleurs, salariés ou non, ne veulent pas prendre leur retraite. Rêvons d’un monde où l’on travaille jusqu’à la mort car le travail fait reculer la mort » (Nicolas Bouzou, Le travail est l’avenir de l’homme, éditions de l’Observatoire 2017. N. Bouzou est un économiste libéral proche du Pouvoir.)

 

Grève

Les gilets jaunes nous apprennent également que le néolibéralisme se joue d’abord en chacun de nous et requiert donc notre intime transformation dans notre rapport au travail, à l’éducation, à la santé, à l’espace et au temps.

Nous constatons que la stratégie de l’organisation préalable en masse conduit à l’échec : le capitalisme l’emporte toujours par sa capacité à tout récupérer, en détournant ce qui s'oppose à lui. La lourdeur très peu efficace de la grève de masse, sorte d’idéal mystique, est à mettre en perspective avec les attitudes individuelles de refus, bien plus difficiles à circonvenir car réfractaires au consentement collectif. Une chose est certaine, les affrontements à l’ancienne ont vécu, ils ne sont plus adaptés aux données actuelles. L’utopie du « Tous ensemble, tous ensemble… » est périmée.

Les luttes minuscules ont bien des vertus à condition de conscientiser ce que l’on fait et de les faire coaguler. S’il existe une grande variété de grèves : grève surprise, générale, perlée, partielle, du zèle, tournante…, écrire et parler à des amis, à des inconnus (tenir un blogue !), n’est-ce pas déjà faire la grève, la grève du consensus ? Dans ce cas, la grève synonyme de refus est une manière d’être au monde. (Refus des outrances inutiles du genre Facebook, comme refus des compteurs Linky.)

Il faudrait parvenir à bloquer une partie de ce qui nous arrive, sans nous bloquer nous -mêmes. Pour cela, prendre le temps d’une pause avec d’autres pour réinventer à plusieurs d’abord notre rapport au temps, ensuite ce que nous voulons. Il s’agit de dés-automatiser nos conduites, d‘examiner nos conditionnements, pour redonner sens à nos actions, et retrouver une pensée critique.

Si la grève ne peut jamais faire l’économie du conflit, elle est l’occasion de transformer nos relations à autrui et de les charger en intensité.  Occasion de reconquérir des temps communs partagés, et aussi des lieux publics, la grève peut devenir un état permanent reconductible à l’infini. Elle débouche sur un maillage de réseaux de résistance. C’est là où je suis, avec les miens, que se jouent les choses importantes, décisives. Changer le monde commence par changer ce qui est à notre portée immédiate.

De nouvelles formes de luttes, de résistances, existent un peu partout, mieux les repérages se feront, plus les maillages existeront jusqu’à former de véritable réseaux de blocage d’un système inique voué à sa perte.

Une lecture roborative
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S
Tu as écrit : "Parmi les systèmes évoqués, la retraite par répartition tient du jeu vidéo". Ne voulais-tu pas plutôt dire : "la retraite par points" ? Excellent résumé par ailleurs, compagno !
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B
Merci ami lecteur vigilant s'il en est. Je viens de corriger ce lapsus calami.