Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage
Et, maintenant, qu’aimerais-tu voir, que tu n’as pas vu, quelle œuvre ? me fut-il récemment demandé à brûle-pourpoint.
Les questions sont souvent plus intéressantes que les réponses, surtout lorsque l’interrogation prend au dépourvu. Bénéfique, celle-ci contraint à la réflexion. Il suffit de peu pour bousculer l’apparente tranquillité des évidences quotidiennes. Questionner n’est jamais anodin. C’est dans le trouble induit par l’inattendu de la demande que réside essentiellement la dynamique opposée à l’émollience méningée de la routine. Les questionneurs sont des trouble-fêtes.
N’y aurait-il pas cependant un moment où l’on puisse se déclarer rassasié ? Sans doute, mais alors il ne faudra jamais plus envisager d’entreprendre quoi que ce soit. Ce qui marque peut-être le seuil de la vieillesse véritable, c’est-à-dire le laisser-aller, l’abandon.
Voir du nouveau, ou bien revoir du déjà vu, à rafraîchir, à remémorer, à découvrir autrement ? De prime abord, c’est plutôt la ré-vision qui m’attirerait. Se présentent presque immédiatement des paysages, des sites écrins abritant des ensembles dialoguant avec leur entourage : la baie de Nauplie, Delphes, Ajanta, Ellorâ, Sigiriya, l’Islande, les îles Hébrides, la Toscane, les abords du lac de Côme, le plateau de Guizèh… Des souvenirs affluent, l’évocation entraîne d’autres pistes, mais elle n’est pas satisfaisante, tout choix s’avère impossible.
A l’évidence, là n’est pas la réponse à la question posée, agaçante banderille dont il faudrait que je me défasse.
La question est fort pertinente, demeurée ouverte elle fera probablement son chemin. Pour aller loin, passes par où tu ne sais pas, la recommandation anonyme me revient en mémoire. C’est bon, laissons filer les rênes.
Sans surprise parce qu’espérée, une évidence intérieure affleure, engendrée par l’alliance sites naturels et art. J’aimerais visiter des sites archéologiques que je n’ai jamais vus, et qu’à l’évidence je ne verrai jamais. Une curiosité des origines, teintée de quelque nostalgie assez proche de celle exprimée par du Bellay dans son célèbre sonnet, oriente mon désir. Ce sont des grottes naturelles ornées de peintures rupestres, Lascaux, Cosquer, Chauvet, Altamira, que j’aimerais fréquenter.
Tellement émotionnellement chargées, témoignages des origines, entrailles d’où nous procédons, histoire des commencements ; quelques approches de la spéléologie naguère menées avec un ami très averti ont laissé des empreintes durables, notamment le sentiment de délivrance, de re-naissance à la remontée à l’air libre. Quelque chose de très organique. Retrouver l’innocent primitif que nous fûmes en un temps fondateur.
Le poète-chamane Serge Pey nous met sur la voie. Son Manifeste magdalénien (Dernier Télégramme, éd. 2016), sorte de poétique de la Préhistoire, constitue un mode d’exploration du mystère de la naissance permanente de la création, opposée à la barbarie contemporaine.
Essentielle, la recherche de ce qui se cache dans le dos du temps, de ce que nous occultons par un trop grand souci de l’à venir. Il s’agit là d’une vraie critique de notre rapport au temps, qui trop souvent nous empêche.
Il est aussi question de s’interroger sur la provenance du temps, d’où vient-il ?
Le temps lointain immobilisé par la mémoire n’est pas nécessairement du passé, il n’est qu’un « avant » du présent.
En pénétrant physiquement la grotte ornée, nous inventons le rapport au temps et la notion de mouvement. Nous rendons l’art possible en dé-couvrant ce qui ne bouge pas et nous incite à la réflexion sur l’intemporel et le frénétique de l’instant, sur le temps comme l’une de nos dimensions. Nous fondons notre relation au monde en résistant aux apparences, nous devenons temporairement sujet.
Les grottes requièrent d’autant plus d’attention qu’elles sont à ciel ouvert en ces moments de démence barbare. La pleine lumière nous aveugle et les efface.