Artifices et sondages d’opinion
Dans un article de 1973, repris en 1984, Pierre Bourdieu procède à une analyse du fonctionnement et des fonctions des sondages d’opinion. Il démontre à cette occasion que « L’opinion publique n’existe pas ».[1] Au moment d’une déferlante de situations électorales, se remettre en tête quelques-uns des constats élaborés il y a plus de quarante ans ne parait pas vain. Leur actualité demeure, saisissante, en tout cas.
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Le raisonnement est articulé sur la remise en question des trois postulats assurant ce type de sondages :
1 - Tout le monde peut avoir une opinion.
C’est-à-dire que la production d’une opinion est à la portée de tous. Affirmation très contestable.
2 - Toutes les opinions se valent.
Faux, car le fait de cumuler des opinions qui n’ont pas la même intensité conduit à produire des constats illusoires fondés sur de pseudo-faits dépourvus de sens (des artefacts, selon Bourdieu).
3 - Poser la même question à tout le monde.
Cet a priori suppose un accord sur les questions qui méritent d’être posées. Autrement dit, un consensus sur les problèmes à traiter existerait. Illusion totale, bien sûr.
On perçoit d’entrée de jeu la fragilité du processus, ainsi que la légèreté consécutive des résultats obtenus.
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Les instituts de sondages d’opinion publique ne s’intéressent aux sujets à étudier que lorsqu’ils deviennent des problèmes politiques. Leurs problématiques sont donc subordonnées à des intérêts politiques ce qui colore leur démarche. Le sondage d’opinion est donc, nous dit Bourdieu, un instrument d’action politique propre à donner l’illusion qu’une « opinion publique » existe. Cette opinion serait la résultante d‘une addition des opinions individuelles exprimées. Une opinion moyenne, en quelque sorte. Mais, quid des non réponses dès lors qu’elle sont traitées comme des « bulletins blancs ou nuls » ? Selon le sort réservé aux non-réponses, intégrées ou non aux calculs, on voit rapidement comment des moyennes peuvent connaître des physionomies différentes. On additionne alors des choux avec des navets
Il est clair « qu’il n’existe pratiquement pas de problème omnibus ». Chaque question est interprétée en fonction du cadre de référence de la personne à laquelle elle est posée. Il conviendrait alors de s’interroger sur la nature de la question à laquelle chacun croit répondre.
« Un des effets les plus pernicieux de l’enquête d’opinion consiste précisément à mettre les gens en demeure de répondre à des questions qu’ils ne se sont pas posées. (...) Les questions posées dans une enquête d’opinion ne sont pas des questions qui se posent réellement à toutes les personnes interrogées et ... les réponses ne sont pas interprétées en fonction de la problématique par rapport à laquelle les différentes catégories de répondants ont effectivement répondu. »
La prétention à l’objectivité conduit à bâtir des listes de questions dans les termes les plus neutres possibles. Cela conduit en fait à mettre les gens dans une situation tout à fait irréelle. Dans la vie courante chacun se situe par rapport à des opinions déjà formulées. On parle alors de « prises de position », et ces positions « on ne les prend pas au hasard ».
Tels qu’ils sont conçus, les sondages appréhendent les opinions dans des mises en situation tout à fait artificielles.
Parmi de multiples remarques relatives aux biais induits et aux limites de ce type de sondages, relevons celle-ci : « la stratégie des candidats consiste à mal poser les question et à jouer au maximum sur la dissimulation des clivages pour gagner les voix qui flottent. »
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En conclusion, Bourdieu établit que « l’opinion publique n’existe pas, sous la forme en tout cas que lui prêtent ceux qui ont intérêt à affirmer son existence. (...) L’agrégation statistique d’opinions formulées (produit) cet artefact qu’est l’opinion publique », qui, par conséquent, n’existe pas (CQFD).
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Une chose est importante, qu’il est nécessaire d’avoir présente à l’esprit tout au long des mois à venir : les sondages d’opinion n’ont aucune crédibilité, ils ne sont que des outils de manipulation politique employés à un détournement permanent d’une réalité peu saisissable. Leur pseudo-objectivité n’est qu’un leurre.
Ils sont en quelque sorte des produits hors sol.
[1] Les temps modernes, 318, janvier 1973, pp. 1292-1309. Repris in Questions de sociologie, Les Editions de Minuit, 1984, pp. 222-235.