Note de lecture (5)
André Suarès, Voyage du Condottière, Livre de Poche, 573 p., 2004.
Aujourd’hui passablement oublié, André Suarès (1868-1948) est peut-être l’un des écrivains majeurs du 20e siècle. Avec Gide, Claudel et Valéry, il fut l’un des premiers animateurs de la NRF.
Son Voyage du Condottière est un enchantement auquel on ne saurait résister dès lors qu’on l’aborde. Un incomparable Guide du Routard, à déguster tranquillement, à butiner pour en tirer toute la délicate saveur ; un livre de référence.
Suarès a effectué plusieurs séjours en Italie entre 1893 et 1928, il n’a cessé de parfaire ce livre tout au long de sa vie. Commencé à vingt-sept ans, il l’acheva à soixante et un ans.
Trois chants le composent : Vers Venise, « la sensation dans toute son allégresse », Fiorenza (Florence), « le monde de l’intelligence », et Sienne la bien-aimée, « l’Amour ».
Suarès parcourt une grande partie de l’Italie du nord, mêlant sans cesse géographie, réminiscences historiques et littéraires, comparaisons, émois artistiques en quête de véritable grandeur. Il se montre partout sensible à la magie des univers rencontrés : « C’était l’heure où le soleil se met à l’affût de la journée et tire sur les tours des flèches biaises, qui font saigner les briques. »
Quelle que soit la nature des étapes, grandes villes, simples bourgades, ou paysages rustiques, chaque lieu, chaque moment important dans un lieu, font l’objet de proses poétiques où la méditation se confronte à la passion. Certains de ces textes sont éblouissants de précision et de justesse d’un regard toujours empreint d’émotions.
Vers Venise
Parti de Bâle, qui « chauffe au soleil son ventre peint », où il rencontre brièvement « le plus impassible des peintres », Holbein, il entre en Italie par Lugano qui roucoule et Bellagio qui fait la roue. « C’est la journée des odeurs. Je suis environné de parfums. L’air sent comme un fruit mûr. La terre a son odeur forte de matrice, de chair chaude et de sueur. Les fleurs se cherchent de tous leurs yeux…». Il passe par Milan, qu’il n’aime pas, où le Dôme n’est qu’une gare de marbre, un entrepôt de statues et d’ornements. A partir de La Cène, à Sainte-Marie-des-Grâces, il énonce ses premières réserves concernant Léonard, beaucoup trop intellectuel à son goût, chez qui l’excès de finesse va au détriment de la passion. « Toujours maître de ce qu’il médite, Léonard se regarde faire ; il calcule tout ; il a tout essayé. »
Suarès répétera à plusieurs reprises ça et là combien à ses yeux l‘excellence formelle empêche l’intérêt véritable pour l’œuvre. Remarque ô combien pertinente. Il prendra notamment Holbein, Van Eyck ou Rembrandt, à témoins.
Crémone, patrie du très grand Monteverdi, possède le charme de la mélancolie. Cette ville est avant tout musique, occasion rêvée pour un éloge de ces luthiers magnifiques qui ont donné sa voix à l’orchestre avec le violon. Hormis Titien, les tons du vernis font des luthiers les plus grands coloristes de l’Italie.
Après avoir parcouru un paysage de « culture à perte de vue, sous le soleil qu’évente la poussière », Pavie offre la vaine splendeur de sa Chartreuse où l’architecture est en déroute.
Parme le déçoit car ce n’est pas du tout la ville qu’on imagine d’après Stendhal. Stendhal, un homme libre, comme Montaigne, de tous les temps, dont il prononce un très bel éloge. Corrège, peintre à la grâce niaise, l’exaspère.
La plaine et les eaux molles au cours flexible lui font évoquer Virgile avant de parvenir à Mantoue, qu’il n’apprécie guère.
Bergame lui permet d’assassiner Donizetti dont la musique le révulse, avant d’arriver à Vérone, ville de cavaliers farouches et goguenards, puis à Padoue, sacrée à l’homme qui vient du Nord, parce qu’elle lui ménage sa première rencontre avec Donatello, par qui l’art parvient à l’extrême de ses limites.
Les conditions sont réunies pour entrer dans Venise.
« On arrive à Venise comme, après tous les méandres de l’insomnie, on finit par descendre sur la plage d’un songe. » Instants de volupté.
Promenade découverte de Saint-Marc, l’église sublime, du Campanile, du Grand Canal, Champs-Elysées de Neptune. Accord parfait entre l’architecture et la fluidité de la cité. Le sublime à peu près partout, quoiqu’il trouve peu de peinture à son goût, mis à part Titien, Carpaccio et Giorgione. Si le talent de Tintoret est énorme, il est laid et outré. Son style emphatique est formidable mais creux. Suarès ne peut s’y accoutumer.
(Comme je le comprends, un récent séjour à Venise m’a curieusement poussé à constater l’ennui provoqué par le bavardage lyrique de Tintoret, par les grandes machines de Véronèse et quelques précurseurs de la stupide carte postale en couleur.)
Fiorenza
Le voyage cette fois s’initie par Gênes dont aucune ville d’Italie n’a le sérieux. Toute sa beauté est sur la mer, il faut la contempler du large. (Conseil encore plus vrai de nos jours, où l’abord pas terre réduit Gênes à la balafre d’une hideuse autoroute urbaine, et pourtant cette ville attachante dont on parle peu mérite un séjour attentif.)
La voluptueuse Riviera du Levant respire les délices de la certitude amoureuse et de la contemplation. Le souvenir de Shelley et de Keats y est vif. Les Cinque Terre (chapelet béni de villages marins auquel s’attachent les amulettes de délicats souvenirs personnels) valent « la peine de s’arrêter en route, quand les limons sont mûrs sous les feuilles vernies, de l’émail le plus vert. »
Une pause un soir d’été offre l’occasion de célébrer cette Italie des petites villes, qui en ont fait toute la beauté siècle après siècle. Qui font qu’en Italie le musée est si souvent dans la rue.
Eblouis, nous arrivons à Pise, qui a la séduction du bizarre, où les marbres font au soleil un deuil étincelant. « Pise est la rencontre de l’art et la révélation de l’intelligence antique. »
Lucques ensuite, dont l’histoire est particulièrement riche. L’occasion se présente d’une réflexion sur l’abondance et la qualité en art. Si « les objets sont en foule ; les grandes œuvres sont rares .. (alors que) la Renaissance nous accable d’œuvres inutiles autant que notables. »
La virtuosité de certains artistes le tient résolument à l’écart. (Comme il a raison.)
Après cette lente et riche montée au sanctuaire, nous touchons au but : Ave Fiorenza, s’écrie-t-il.
Il arrive, prend son temps et se délecte, « … les murs dans la lumière avaient le rire ondé, ce frisson liquide et la couleur du duvet argentin qui court au revers des feuilles de la menthe. » Il entre, dit-il, dans la région la plus heureuse de l’intelligence.
Célébration de Donatello, le maître de tous les sculpteurs, avis réservé sur Filippino Lippi qui en sait déjà trop pour ce qu’il a vraiment à dire. Intense émotion face au Beato Angelico qui, à San Marco, met un baiser au front du moine et verse une lumière de miel dans chaque cellule. « Il faut aller à Sienne, ou chez Titien et Carpaccio à Venise, pour rencontrer en Italie des mirages qui l’égalent. »
Une série de portraits aussi enthousiastes que partisans : évocations de Machiavel et de Savonarole, frère pleurard, puis regards appuyés sur Léonard de Vinci, Dante, Botticelli, Giotto, Michel-Ange, et Masaccio.
Dans la foulée de ce qu’il a dit de lui à Milan, le génie de l’homme en Léonard est beaucoup plus saisissant que celui de l’artiste, qui a le tort de vouloir trop prouver. Sa soif de connaissances et sa puissance d’analyse conduisent à la fadeur, sinon à l’affectation. Mage de l’ère moderne, il annonce les temps à venir mais, malheureusement, il ne mesure pas que si l’intelligence est la flamme, elle n’est pas le feu.
Dante, partout objet d’un culte en Italie, donne la couleur et le ton à l’esprit.
Botticelli est un inventeur de beauté qui n’a pas de maître, s’il a même un égal. Sans le poème pictural de Botticelli, notre idée de la femme et notre amour de la jeune fille ne sauraient être ce qu’ils sont.
Giotto, grand, génial et juste, le premier à traduire par le dessin ce que voient ses yeux et non pas ce que la tradition lui impose. « Il ne voit plus les objets au miroir des formules. » Giotto découvre et enseigne la magie du dessin pour les siècles à venir. Passionné du réel, il découvre les sentiments et les moyens de les exprimer. Il ouvre à jamais sur l’avenir.
Fasciné et réservé à l’égard de Michel-Ange, l’éloge est à double tranchant, un Titan toujours à contre-pied. Une comparaison s’impose avec Beethoven. Ce sont des géants dressés contre le monde ingrat. « L’instinct de la puissance les emporte l’un et l’autre. » Alors que Beethoven finit par ignorer les conditions de la beauté musicale, Michel-Ange n’a que faire de la beauté plastique, son Moïse est presque ridicule. Le manque de goût lui importe peu, il cultive la confusion et se délecte de la force inutile. Son Jugement Dernier est d’une laideur et d’une énergie égales. Géant incomparable, il agit comme un démiurge fatal.
Second Giotto par la rupture qu’il introduit, Masaccio fait au plaisir de voir le même pas que l’imprimerie fait au plaisir de lire. Mantegna et Raphaël procèdent de son exemple, mais hélas dérivent vers l’Académie. Sensible aux formes réelles (Masaccio) interprète l’âme par le moyen des corps. Il invente les plus beaux nus de l’art moderne. (Voyons la Chapelle Brancacci, où pour la première fois Adam et Eve ont une réalité corporelle.)
Passage par les jardins Boboli, dernier regard à partir de Fiesole, adieu, Florence, le plus beau des musées.
Sienne la bien-aimée
L’itinéraire passe bien sûr par Arezzo et Borgo San Sepolcro.
Entrer à San Francesco, à Arezzo, courir au fond de la nef, conduit à « une des plus nobles et des plus fortes rencontres que l’Italie ménage à l’amoureux de la peinture, au pèlerin de la beauté. » La Légende de la Croix est un des sommets de l’art. Pierro della Francesca y affirme indiscutablement sa totale maîtrise et sa magnifique intelligence. Grand seigneur de l’art, il peut tout faire, rien ni personne ne peut lui être comparé. Il offre la beauté accomplie.
Les pages consacrées à cette rencontre sont d’une haute intensité, occasion d’une superbe analyse de l’œuvre. Il en est de même pour ce qui concerne la description de la Résurrection de Borgo. Le seul équivalent envisageable selon Suarès est la sublime Crucifixion de Grünewald, à Colmar (œuvre extraordinaire indispensable à connaître, justifiant à elle seule le déplacement).
Passant par Gubbio, on ne voyage bien qu’en imagination, nous confie-t-il. Il est vrai que le voyage sollicite en permanence aussi bien l’esprit que les sentiments. Il les aiguise.
Urbino apparaît comme une quintessence de l’Italie. Il pourrait songer à s’y établir.
Ici la Renaissance n’est pas asservie à la fausse Antiquité. La cité a vu naître Raphaël dont l’art est propre à donner une fausse idée de la perfection. Principe de l’académisme, son œuvre n’a rien de nourrissant. Pierro est heureusement présent là, lui aussi. Une analyse fouillée de la Flagellation et de son extraordinaire modernité fournit un excellent exemple de ce que le regard d’un écrivain refusant tout pseudo savoir savant peut témoigner de la puissance de la peinture dans sa faculté d’ébranlement.
Les pages consacrées à Assise, face à la présence obsédante de François, contiennent une longue méditation sur la sainteté. Ce ne sont pas les plus enthousiasmantes.
Pérouse, à l’histoire marquée de farouches luttes fratricides. La découverte d’un certain Fiorenzo di Lorenzo, peintre délicieux, et presque admirable, justifie la visite.
Spolète, Ostie, Orvieto… Rome est soigneusement évitée. En ces temps de germination mussolinienne la plus extrême réserve s’imposait à l’évidence, mais il laisse aussi bien entendre que Rome n’exerçait pas d’attrait sur lui.
Sur ses pas, nous entrons enfin à Sienne. Ses premiers mots sont d’amour inconditionnel. Il décrit la bien-aimée avec le soin d’une appropriation jalouse. Il ne cessera de s’émerveiller de ses splendeurs, présentes partout dans le moindre détail des murs, du ciel, de la végétation, des sonorités, de sa disposition sur le terrain, des siennois eux-mêmes.
Sienne est parfaite, elle résiste à l’érosion du temps et à l’influence vulgaire d’un Etat qui, à Rome, veut faire croire que les volailles du Capitole sont des aigles.
Son face à face avec Guido Riccio, Le Condottière, est saisissant. Fascination instantanée, comme pour quiconque entre au Palais public et prend de plein fouet la fresque incomparable de Simone Martini.
Rappelant la procession portant l’image de la Vierge de l’atelier du peintre au Dôme, le 9 juin 1310, il célèbre le génie de Duccio, qui n’a pas été dépassé jusqu’à Rembrandt. Emu, il joint à ces louanges tous les artistes, peintres, sculpteurs, architectes, qui firent la gloire et la renommée de Sienne, avant même celle de Florence. Parmi tous ces peintres, véritables mystiques de la beauté, Simone, l’élève de Duccio, est de loin le plus admirable.
Catherine, Sainte-Catherine de Sienne, la Jeanne d’Arc de l’Italie, est longuement évoquée.
Petit détour au cœur du pays étrusque par San Gimignano et Volterra, villes voisines mais dissemblables. Salut en passant à la Maesta de Lippo Memmi (San Gimignano), dont l’élégance et l’harmonie se situent dans la filiation directe de Simone Martini. Puis retour à Sienne pour une déambulation dans ses alentours immédiats, de tertre en tertre pour mieux contempler la belle. Sienne qui a su si heureusement se garder du baroque, si outré et désordonné, dont l’horreur est le commencement du goût.
Au terme de ses pérégrinations, Suarès Le Condottière nous confie sa fureur de la beauté. Il peut rentrer à Paris, Sienne est désormais à lui, à jamais.
Nous sommes en 1931, à peine hier ; en ce début de 21e siècle, Sienne demeure identique à elle-même.
Le livre refermé, il convient de retourner derechef en Italie, qu’importe l’endroit, ses trois grands siècles d’or, 1200, 1300, 1400, se prolongent jusqu’à nous ; ils ont beaucoup à nous confier.